La chute des anges rebelles

Avant mon départ, nous avions travaillé avec une photographe inconnue. Elle nous envoyait à chaque séance un couple de ses photos.  
Les deux premières étaient celle d'un oiseau écrasé sur le macadam, associée à celle d'un bel enfant nu dans une baignoire d'eau mousseuse au regard inexpressif fixant l'objectif. 

L'évidente opposition du binôme qui allait très banalement se répéter à chaque envoi, avec des sujets différents, me fit choisir l'option d'écrire une nouvelle humoristique avec comme unité de lieu, mon seul balcon réceptacle de l'irruption des doubles images. . Le challenge resta de garder une cohérence au récit conservant ma thématique de la chute des anges rebelles.

Figure ici le premier épisode, et comme souvent dans mes fictions, mémé n'est jamais bien loin.

Il pleut des anges.
Depuis plus d' une semaine je me laisse conter qu'il pleut des anges, à verse, sur les pages des cahiers, sur les écrans d'ordinateurs. Les yeux dirigés vers le ciel, je déchiffre ces histoires en suspension, ces fables d'anges nus dans l'eau du bain, d'anges savonnés, d'anges à la peau blanche, sans aspérité, au regard d'éther que rien n'accroche.
On me dit qu'il pleut des anges propres, lisses et parfumés, qu'ils se laissent capturer au sol et plongent en silence leurs plumes légères dans le bouquet de la mariée. Ils la guettent par en-dessous, tout sourire, sourire d'éther, pour l'accompagner vers l'autel tranchant du sacrifice. 

On raconte même qu'ils affectionnent les mariées encore vierges,  vierges des anges à venir, des anges enfantés. Ils suivent du regard la marche nuptiale.  L'air de rien ils scrutent le port altier ou innocent des putes consacrées, béates, qui n'ont pas encore eu vent de la chute prochaine : de ceux qui ont les plumes crottées et ensanglantées, frères rebelles de chair et de sang, ceux qui se fracasseront sur l'asphalte de la vie, loin des baignoires amniotiques...
On me conte encore qu'à la sortie du bain ils prennent les mariées par la taille et s'envolent avec elles dans une ascension légère, sans aspérité, laissant derrière eux le sillage docile d'un voile de traine, volutes de mousseline duveteuses aux vapeurs de shampoing céleste et que, parvenus tout au sommet, si quelque mariée se penche pour regarder, ils remontent le voile de traine pour lui voiler la face.

Aujourd'hui: ciel de traine, mais le bulletin de la mi-journée annonce une nouvelle chute d'ange sur les reliefs pour la fin d'après midi.
Alors, penchée à mon balcon de pelouse, fébrile, agrippée des deux mains à mon appareil photo en alerte, je guette l'orage qui rôde, tarde à se diriger vers ma colline. J'ai réglé le zoom et le grand angle: j'attends, je scrute la chute des anges rebelles.
Vais-je les reconnaître?
Pour m'y aider j'ai affiché sur les vitres des porte-fenêtres le reflet des toiles des grands maitres. Vais-je les reconnaître? Je scrute Rubens, je me tourne vers Bruegel... Ont-ils peint d'après nature? Etaient-ils dehors lorsque l'orage s'est abattu? Les ont-ils saisis vivants? Je fais appel à Doré. Il me faudrait plus de vitres...Ont-ils peint comme seuls modèles les cadavres retrouvés après l'averse? Les ont-ils animés par le pinceau de leur regard? Comment vais-je les reconnaître? Je prend la loupe et me penche sur le tracé au crayon de Doré... Mon dieu il me faudrait plus de fenêtres... Comment seront ceux d'aujourd'hui?
Vais-je les reconnaître?

Postée derrière mes carreaux j'aperçois enfin en transparence dans le reflet des toiles l'orage qui progresse lentement. Il monte jusqu'à ma colline, s'approche de mon immeuble haut perché : roulement sourd d'une énorme bâche qui se renfle et ondule telle une panse gonflée charriant ses remugles. 

J'ouvre grand les porte-fenêtre ; pour l'instant ne me parvient que la fraîche et fugace évaporation des anges au bain enlacés à la taille des mariées. Je m'avance et respire cette haleine pure de terre mouillée, de feuilles froissées et d'humus ensemencé, cette odeur capturée dans la terre chaude qui s'entrouvre et remue et s'imprègne et s'exhale dans le souffle frais d'un battement d'ailes, souffle éphémère, bourrasque innocente, annonciatrice des choses graves à venir, les choses lourdes : le déluge des frères de sang, la chute des anges rebelles.

Soudain l'orage explose sous mes yeux. Un rideau opaque, lourd et suintant de duvet mouillé, une odeur âcre de peau tiède qui transpire sa peur sur les plumes ébouillantées, et puis le bruit, le bruit: claquements de voiles assourdissants, coups de fouets, secousses, souffles violents, brassage de l'air, des courants qui se chahutent... Ils sont des milliers qui se précipitent.
Vais-je les reconnaitre?
je me penche contre la balustrade, je tends la main, tente de les retenir... J'entends les becs entrouverts qui s'entrechoquent... Des pattes  froides s'agrippent à mes poignets une seconde puis se relâchent et glissent, raidies, attirées vers le bas avant que je ne puisse les saisir.
Je perçois des chocs sourds sur l'aspérité de l'asphalte qui couvre la cour de l'immeuble... Je me penche, je scrute et ne distingue qu'un informe souvenir d'enfance qui se compose dans mes yeux... Mon appareil photo crépite, mais je ne saisis rien.
Alors je scrute mon souvenir...
Le balcon de la ferme au dessus du tas de fumier, les mains rugueuses et solides de mémé autour des pattes raidies, les froissements d'ailes convulsifs, la vie rouge qui coule du bec en silence sur le tas immonde, la cuvette d'eau bouillante qui fume, l'odeur douceâtre et chaude des plumes mouillées, l'aspérité granuleuse de la peau blanche qui découvre ses cratères sous les plumes arrachées...

Je quitte mon balcon, je décolle des vitres le reflet des toiles, les range à leur place dans l'écran soigneusement pliés dans la fenêtre de Google, ferme les portes puis résignée, vais me faire couler un bain.
Plongée dans l'eau savonneuse, je ferme les yeux dans le silence.  Je glisse, m'endors doucement, longtemps, très longtemps.

Au réveil, l'eau est encore tiède. Vide et lavée de toute pensée, je fixe le plafond qui me contemple attendri: je dois être absolument merveilleuse, alors, docilement, j'affiche pour lui un sourire d'ange et je me laisse prendre les yeux ouverts, sans aspérité. L'orage semble s'être éloigné, le soir approche.

Quelques instants plus tard, lorsque enveloppée de mon peignoir d'éponge rouge je vais pour ouvrir les porte-fenêtres du salon, je distingue une chose immobile et raidie sur la bande de pelouse imbibée de mon balcon. Je m'approche, me penche: je découvre le poulet de mémé.
Je saisis aussitôt mon appareil photo. Comme il fait nuit, je mets le flash et très vite, je le saisis tout cru.