CAROLINE, ou six F dans une botte de foin.

Pour ces deux mois d'été j'avais doublé la mise: nous en étions à la lettre F,  six mots au lieu de trois. C'est Foin qui est sorti en premier du dictionnaire, alors forcément m'est venu aussitôt ce souvenir d'enfance, authentique celui-ci, un souvenir d'été, un souvenir à corne... 

Foin Frisson Fugue Fantasme Fabuler Fessée


Nous sommes en 1963 peut-être, début juillet c’est certain ; je crois que j’ai six ans, on m’appelle Néna, porqué soy una ninia. Il fait très chaud, les mouches sont enragées, l’air est lourd de menace et je sais que c’est pour cette raison que ma grand mère et mon oncle sont partis précipitamment pour rentrer le foin avant que l’orage n’éclate, me laissant seule à la ferme.

J’ignore encore que dans quelques instants je vais devoir affronter un épouvantable face à face avec Caroline.

Ils sont seuls désormais à trimer dans cette ferme misérable sans eau courante qu’ils ont achetée pour une bouchée de pain au sortir des camps de réfugiés et qui les nourrit à peine. Mon grand-père s’y est échiné jusqu’à ce que mort s’en suive. Est-ce que de s’acharner sur un lopin de terre étrangère et sans valeur alors qu’il n’était même pas paysan était une tentative gagnée d’avance de s’étouffer avec des racines déjà minées par Franco ? Moi, la Néna, je ne sais rien de tout ça, je sais juste que Pépé est mort.
Ma grand mère déteste le tas de fumier qui parade au milieu de la cour dans ses effluves nauséabondes et expose sans vergogne autour de lui son incontinence en flaques de purin noirâtres où pataugent les canards. Elle laisse gonfler au fil du temps ce monstre d’infamie, cette montagne de pourriture qui lui crache quotidiennement au visage sa déchéance de fière citadine madrilène.
Elle n’a pas le temps d’accomplir toutes les tâches et préfère parfois retrouver un peu de dignité en nous préparant une splendide paella élégamment décorée : un raffinement de mémoire d’avant la guerre civile lorsqu’elle était cuisinière chez de riches argentins. Elle nous la sert dans la cuisine au sol couvert de sciure que viennent picorer les poules désobéissantes en quête de miettes et de mouches mortes .

La Mémé voit aussi dans la ferme une source de tous les dangers pour la Néna .

Il y a le puits dont je ne dois jamais m’approcher, où je m’amuse pourtant beaucoup à lancer des cailloux pour voir s’écarter puis se refermer lentement la toison de cresson maléfique qui maquille sa surface noire.
Il y a la grange où pointent souvent des fourches mal rangées, et puis surtout sa rangée de trappes dont le bâillement se dissimule dans le plancher mal balayé : sombres gosiers ouverts conduisant au râtelier des vaches. Dans ce troublant terrain de jeu silencieux à la lumière tamisée j’aime aller y respirer l’odeur enivrante, et surtout grimper sur l’échelle et faire du toboggan du haut de la montagne de foin en visant bien la trajectoire pour retomber sur mes pieds entre deux trappes . Je suis championne à ce jeu ! Plus l’été avance plus la montagne est haute,  plus elle se rapproche des trappes et plus ça me donne le frisson !
Et puis il y a l’écurie, si étroite où je dois aller faire mes besoins avec ordre de m’épancher uniquement près des flancs de la tranquille Marquise, ou plus prudent encore, ceux de la Belle, la plus douce et paisible sur le dos de laquelle, avant même de faire mes premiers pas, mon oncle s’amusait à me percher .
Pour ça oui, j’obéis à la Mémé, même si parfois je me risque à arroser les sabots de la Margot un peu caractérielle certes, mais qui ne m’a jamais impressionnée avec ses drôles de lunettes noires autour des yeux qui lui donnent un air de vamp de kermesse et ses petites cornes ridicules recourbées sur l’avant comme un porte fleur au-dessus de sa tête. Un jour, perchée sur le tabouret de traite, j’ai tenté d’y glisser un chou réservé à la soupe des cochons avant qu’elle ne me fouette d’un dissuasif coup de queue durcie de bouse séchée.

Mais jamais il ne me serait venue l’idée de braver l’interdit d’aller pisser à côté de Caroline .
Caroline est une Montbéliarde, la seule blonde-rousse au milieu des noiraudes Hollandaises, géante mauvaise, haute sur pattes, au coup de sabot compulsif. Ses cils clairs lui donnent un regard acéré de teutonne et ses cornes, ses cornes… Madre de dios ! longues, écartées et menaçantes, pareilles que celles des zébus de l’encyclopédie! Même parmi les vaches je me méfie toujours des blondes.
Après une longue série de descentes vertigineuses de toboggan je décide d’un pas décidé de regagner la cuisine pour ne pas rater Thierry La Fronde.

Au troisième pas, peut être au quatrième, je disparais dans une trappe.

Ce jour là mon oncle n’a pas sorti les vaches, trop d’urgence sans doute à rouler le foin.
L’énorme naseau blanc de Caroline projette son souffle brûlant et humide sur mes jambes nues et maigres qui se sont encastrées dans un grand écart entre les barreaux de bois du râtelier.
Je me souviens que je hurle, que j’appelle la Mémé de toutes mes forces, je me souviens que les yeux de Caroline s’élargissent entre ses cils si clairs, ils m’avalent, je vois que les cornes grossissent, s’allongent, se rapprochent, je sais que la gauche ou peut-être la droite va s’enfoncer dans mon ventre et que tout mon sang va sortir, mes jambes sont coincées, la mémé est au pré, je me tends, je m’agrippe des deux poings aux barreaux, la tête renversée en arrière je ferme les yeux, je me tais …et...
...j’attends l’éventration !

Quelques instants plus tard... quelques heures... une éternité... une enfance toute entière peut être, je sens sur mes jambes une brosse chaude, mouillée et râpeuse qui me parcourt.
J’ouvre les yeux et je découvre la langue rose de Caroline qui lèche avec gourmandise le sel de ma sueur et de ma crasse accumulées de la semaine.

Dans deux jours ma mère viendra me chercher, elle me flanquera pour ma désobéissance la fessée d’usage, celle que la Mémé, comme d'habitude, ne m’aura pas donnée. Elle sera bien moins cuisante que ses railleries et celles de mon oncle au récit de ma frayeur. Ma mère vient me cueillir et me descend en ville régulièrement pour me plonger dans le bain désinfectant hebdomadaire.
Je suis toujours tentée de rester un peu pour jouer avec les copines du HLM mais je préfère passer la majeure partie de l’été là haut seule avec les bêtes.

Après ma mésaventure, je reste cette fois-ci quelques jours dans la cour surchauffée de l’immeuble. Je descends la pente de la Vivaraize en patins à roulette avec la Mumu et la Chantal.
Je leur raconte le trou, le râtelier, les cornes : elles n’en croient pas un mot, me disent que je fabule encore. J’ai perdu pas mal de crédit avec elles le jour où, après avoir presque réussi à les convaincre que le père noël était une foutaise, j’ai tenté de leur expliquer que les boules de gommes poussaient la nuit dans les choux.
Dans cette famille d'anarchistes et bouffeurs de curés, si on se refuse à laisser rêver la Néna à un barbu mercantile à pompon rouge, la Mémé, après la traite du matin, prend soin d’aller cacher entre les feuilles dans le carré de choux du jardin, quelques boules de gommes multicolores et transparentes que je vais cueillir à mon réveil parmi les gouttes de rosée, et que je fais durer toute la journée.

Je m’en fiche, je me dis que ce sont des idiotes.
Ma mère me le confirme: la Chantal ressemble à Edith Piaf : elle est toute pâle, petite et rachitique; ma mère me dit que c’est parce que les Français ne savent manger que des patates, ils ne connaissent pas les légumes comme par exemple la rémolatcha. L’épicier non plus qui se moque de moi, parce que ma mère oublie toujours de me dire qu’il faut utiliser les mots français pour faire les commissions.
La blonde Mumu m’assène que ma mère est une mauvaise mère parce qu’elle part à cinq heures du matin le dimanche avec mon père pour faire du vélo-course et qu’elle nous laisse tous seuls avec mon frère ; moi je trouve que c’est pas grave : dans la chambre on joue à Thierry La Fronde et à Isabelle en attendant sagement leur retour.
Alors elle me lance que l’après-midi on ne porte pas comme tout le monde les beaux habits du dimanche : c’est vrai, c’est le jour des survêtements vu qu’on va tous faire du cross au barrage.
Puis elle m’achève en disant qu’à Noël on n’a pas de sapin dans la salle à manger et qu’en plus je n’aurai pas la belle robe blanche de communion et la montre et les cadeaux et tout et tout… ! Le sapin je regrette un peu, mais la communion je sais même pas ce que c’est.
Ma mère me rabroue, me dit que ce sont des pauvres gosses, que leurs parents sont des imbéciles qui feraient mieux de ne pas gaspiller leur argent pour les emmener comme nous à la mer et qu’ainsi elles seraient moins pâles et rachitiques !
Nous on y va en 4L avec les vélos sur le toit, au mois de juin parce que c’est moins cher puisque c'est pas encore les vacances. En plus il n’y a pas de monde, et ma mère elle aime pas le monde. Elle descend jamais tricoter sur l’esplanade avec les autres mères, mais on l’entend par la fenêtre jouer du piano... bien moins beau que celui qu’elle avait à Madrid ! elle dit, d'un air triste. Début juillet je reviens toute bronzée, et elles, elles me racontent la fête de fin d’année de l’école que j'ai encore manquée

Je suis un peu partagée par tout ça, parfois je trouve que ma famille est peut-être un peu bizarre, que je ne sais pas bien où est ma place, en tout cas, pas dans le paquet de boules de gomme qu’elles ont acheté chez la marchande de journaux et qu'elles font passer exprès sous mon nez. Mais je me dis qu’elles sont très bêtes et je décide de remonter au Breuil chausser mes bottes en caoutchouc puantes pour piétiner le foin et la bouse de Caroline.

Au fil de ma croissance la Mémé autorisera mes fugues solitaires répétées dans la campagne à condition d’être escortée des chiens ; tant mieux, je les adore. Mes grandes marches se feront toujours plus exploratrices, j’irai bientôt jusqu’au plateau de la Barbanche, m’allongeant dans les sous-bois en mâchouillant des feuilles d’oseille pour saisir dans les nuages le visage de Thierry La Fronde. Il m’emportera serrée fort contre lui, cramponné aux cornes de Caroline lancée au grand galop pour de fabuleuses chevauchées avant de revenir me déposer dans le foin de la grange pour y ruminer au dessus de mes copines à cornes mes fantasmes enchanteurs qui me donnent la forme de la belle Isabelle.

Cette nuit comme souvent, je ne dors pas, aussi à cause de la Mémé avec qui je partage le lit et qui ronfle comme un cochon qu’on égorge. Alors je pense au sabot de bois d’Isabelle qui flotte en descendant le cours de la rivière; il est rempli de foin avec une plume plantée dedans : message codé pour Thierry afin qu’il vienne la délivrer des barreaux de sa cage.

A cinq heures ma grand-mère se lève pour les travaux, je finis ma nuit au large jusqu’à neuf heures, j’avale mon cacao dans la cuisine en écoutant à mes pieds chantonner les poules qui grattent la sciure dans un rayon de soleil, je cours au jardin cueillir les boules de gomme... elles sont énormes ce matin! sans doute la pleine lune... J’appelle les chiens, la journée commence, l’été dure une éternité.